Il n’y a pas eu, depuis 1870/71, écrit Mr. Albert Bonnard, l’écrivain bien connu, un millésime qui ait apporté à l’histoire un aussi fort contingent que 1905. En voici le résumé: Bataille de Mouliden. Bataille de Tsuschima. Paix de Portsmouth. Fin des entreprises russes en Asie. Victoire définitive de l’Angleterre et du Japon assuré dans ce continent par le traité entre ces deux puissances. Promesse par le tsar Nicolas II d’une constitution à son empire. Fin de l’Union scandinave. Fin de l’Union entre la France et le Papauté et séparation de l’Etat et des églises. Ces événements inspirent à Mr. Bonnard les éloquentes paroles que voici: L’année s’est ouverte par la capitulation de Port Arthur. Un mois après, en février, venait la bataille de Moukden, qui dura quatorze jours et reste ainsi la plus longue, sinon la plus grande et la plus sanglante qui ait été jamais livrée.
Après cette formidable lutte on vit une bataille navale, comme aucune mer n’en avait été secouée depuis Aboukir et Trafalgar. Ce fut un épisode singulièrement dramatique. La flotte de Rojestvensky avait quitté Cronstadt en automne. Pour ses débuts, elle avait coulé à fond les inoffensifs pêcheurs anglais du Doggerbank. Elle annonçait d’autres exploits. On allait proclamant que jamais escadre n’avait été plus formidable, commandée par des chefs plus habiles, servie par des équipages plus impatients du combat; elle allait tout balayer et dicter la paix à Tokio. Du côté japonais, aucun bruit. Mais le 27 mai, l’invincible armada apercevait dans la passé de Tauscihima le pavillon-admiral de Togo, et, deux heures après le premier coup de canon, elle était dispersée comme paille au vent. La nuit et le lendemain achevèrent de l’anéantir et il resta juste assez de vaisseaux russes pour confirmer au monde les sobres et laconiques bulletins par lesquels Togo annonçait sa victoire.
1905 n’a pas euregistré de moindres événements sur le terrain diplomatique. Là le Japon a été tout aussi habile, et tout aussi heureux. Il sentait la Russie hors de combat. Il n’a pas insisté pour une indemnité de guerre, ni pour une de ces conquêtes qui laissent entre les nations d’implacables haines. Les négociateurs russes sont rentrés triomphants. Le Japon n’avait pas osé, disaient-ils, affronter plus longtemps les terribles légions dont Kouropatkine venait de passer le commandement à Liniévitch. On a fêté Mr. Witte, soit à Paris, soit à Berlin quand il est revenu de Portsmouth. Hélas! Le cortège triomphal avait à peine passé que le monde pouvait lire le traité d’alliance entre le Japon et l’Angleterre qui scellait la pierre du tombeau sur les longues entreprises russes en Asie. L’Angleterre et le Japon étaient désormais seuls maîtres de l’Asie. Une rivalité de trois quarts de siècle avait pris fin. Depuis le 22 janvier le lien séculaire de confiance entre le prolétariat russe et son “ petit père le tsar” s’est brisé. L’ordre n’est pas revenu. Les tueries ont continué incessantes. Massacre les 25 et 26 janvier dans les rues de Varsovie. Le 30 janvier, disgrâce du prince Sviatopolk-Mirsky. Réponse le 17 février par la bombe qui mettait en morceaux le grand-duc Serge devant le Kremelin. Puis, première capitulation, celle du 3 mars, par laquelle le tsar promettait de faire élire par le peuple des personnes honorables appelées à participer à l’élaboration des lois.
Quand les hostilités avec le Japon eurent pris fin, les délégués des zemtsvos crurent pouvoir rappeler à Nicolas II cette promesse. Le 19 juin, quatorze d’entre eux étaient reçus et le prince Troubetzkoi adressait en leur nom à l’autocrate une harangue dont l’énergie parut stupéfiante. Le maître promit de nouveau. Cette promesse fut corroborée deux mois après les … promesses formulées dans le rescrit du 19 août. Mais on lançait aussitôt des bandes armées contre les propriétaires, les professeurs, les étudiants, les socialistes, les Juifs, les Arméniens, contre tous ceux, en un mot, qui avaient le mot de liberté à la bouche et réclamaient une constitution. Le congrès des zemtsvos répondit à Moscou. Puis la grève générale. Sous l’effroi qu’elle a causé, le tsar a fait du comte Witte son premier ministre et a promulgué le rescrit du 30 octobre, par lequel il promet deux Chambres législatives et
200 Janvier 1906
l’organisation d’une monarchie tempérée analogue au régime prussien. Ces promesses sont-elles sérieuses? L’ordre pourra-t-il se rétablir sur les bases du rescrit mémorable? Est-il pour cela venu trop tard? En fera-t-on ce qu’on a fait de tant d’autres promesses? Ce sont questions auxquelles 1905 n’a pas répondu et l’année a pris fin pour la Russie dans un chaos inextricable et sanglant… – L’effondrement russe a détraqué l’équilibre des forces tel qu’il était établi depuis de nombreuses années. Et, grosse inconnue de demain, la crise de décomposition qui agite la monarchie des Habsbourg a gagné en acuité au cours de l’année dernière. Le parlement hongrois nouvellement élu reste en conflit permanent avec la couronne. Toute la renprésentation nationale est hostile au premier ministre. En Autriche, les querelles nationales ne se calment pas. Et, pour se tirer d’affaires, les deux cabinets, soit à Vienne, soit à Budapest, imaginent de s’appuyer sur le prolétariat en promettant le suffrage quasi-universel. Ce qui peut sortir de cette entreprise, nul ne l’entrevoit. L’Autriche-Hongrie paraît à un carrefour: le bras droit du poteau indicateur marque: dislocation; le bras gauche: démocratie. Est-il bien sûr que toutes deux ne mènent pas en final oû dit le bras droit? En tout cas, la question autrichienne est au premier plan dans les préoccupations d’avenir et il peut en surgir inopinément les complications internationales les plus redoutées …